L'Histoire des histoires

L'Histoire des histoires

Gaëtan Namouric
Quand on pitche, on veut raconter une histoire forte. Pourquoi? Parce que le besoin de fable est vital pour l'humain, donc pour votre audience. Quand on s'intéresse à l'Histoire des histoires, on découvre qu'elles procèdent toutes d'un système universel, que certains chercheurs ont su organiser à travers les siècles. Découverte.
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Gaëtan Namouric + MidJourney (5.0)

Le frère Grimm

C’est en 1857 que Wilhelm Grimm (un des frères Grimm) publie un essai portant sur la comparaison de dix légendes avec le mythe de Polyphème (le plus sauvage et le plus célèbre de tous les Cyclopes, qui inspira Hansel et Gretel). Il démontre alors que ce conte originel en a inspiré des dizaines d’autres, des variations sur les mêmes thèmes, pris et repris, modifiés au fil du temps et des cultures. Plus tard,  Julien d’Huy, docteur en Histoire à l’Institut des mondes africains confirme la théorie de Grimm, en décomptant 65 contes et légendes issus du Polyphème.

La naissance de la classification ATU

En 1910, le Finlandais Antti Arnes propose une indexation complète des contes et récits oraux, en remontant le plus loin possible dans l’Histoire des histoires. L’idée? Les classer en fonction des mécaniques narratives, des thèmes, des ambiances, des personnages ou des actions - ce qu’on appelle des motifs. Ce travail est complété en 1927 et en 1961 par l’américain Stith Thomson, puis par l’allemand Hans-Jörg Uther en 2004. Au total, des milliers de récits issus de toutes les cultures du monde sont décortiqués, référencés, indexés et catalogués. Aujourd’hui appelée la classification ATU (pour Arnes Thomson Uther), cette indexation titanesque nous permet de réaliser que toutes les histoires que nous côtoyons répondent toujours à des schémas narratifs ancestraux. Est-ce à dire que nous n’avons rien inventé depuis des millénaires? Pas si vite.

Les arbres généalogiques

Plus récemment, l’anthropologue Jamie Tehrania fait deux découvertes fascinantes. D’abord, il révèle que les récits n’échappent pas à la loi de l’évolution des espèces de Darwin. Pour survivre, les contes passent de peuple en peuple en s’adaptant aux cultures et au temps. À travers une lente évolution, les fables muent et mutent, et seules les espèces de récits les plus adaptées à l’époque résistent aux ravages du temps… jusqu’à ce qu’elles nous parviennent. Preuve de cette adaptation des contes, La belle au bois dormant n’était pas réveillée par un doux baiser du prince dans sa version originale, mais plutôt d’un viol commis par le roi. La belle se réveille neuf mois plus tard, après avoir donné naissance à deux enfants — on est loin de vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants. Pour survivre, une fable doit s'adapter d’époque en époque, de moeurs en moeurs, de conteur en conteur.

The Legend of Briar Rose, Edward Burne-Jones

Le séquençage ADN des contes

La seconde découverte de Jamie va encore plus loin. Il s’associe avec Sara Graça Da Silva pour contribuer à ce champ de recherche inédit : la phylogénétique. Les deux chercheurs démontrent que les récits contiennent une sorte d’ADN, avec un génome et mes marqueurs inspirés des critères de la classification ATU. Ce séquençage effectué, ils ont pu déterminer la proximité de telle ou telle histoire, les liens de parenté de telle ou telle autre. Mieux encore : ils ont pu recréer l’arbre généalogique des récits. Ainsi, ils ont pu déterminer que Le petit chaperon rouge des frères Grimm est un emprunt à Charles Perrault, qui s'est lui-même inspiré du conte du premier siècle de notre ère, le Loup et les sept chevreaux. On sait aussi que Jean de la Fontaine a largement pillé les fables d’Ésope, poète grec du VIe siècle av. J.-C., qui a laissé une œuvre colossale de 500 fables écrites en prose.

Gilgamesh, le choc du XIX

Mais l’emprunt le plus scandaleux remonte à une découverte de Georges Smith, le 3 décembre 1872. Devant la prestigieuse assemblée du British Museum, le jeune chercheur présente douze tablettes écrites en caractères cunéiformes, une écriture jusque-là inconnue datant du troisième millénaire avant notre ère, et née en Mésopotamie (Irak). Après des années de travail et de recomposition d’un immense casse-tête de fragments, il traduit ce qui est encore à ce jour le texte écrit le plus ancien de l’Humanité : l’Épopée de Gilgamesh, un héros mythologique des années 2700 avant notre ère. Ce texte avait traversé les âges et Gilgamesh était encore raconté trois cents ans avant Jésus Christ. Par ailleurs, quiconque lira l'Odyssée d’Ulysse (XVIIe siècle avant J.-C.) y trouvera des parallèles troublants. Mais c’est la révélation de la onzième tablette qui a l’effet d’une bombe dans l’Angleterre corsetée du XIXe siècle. Elle décrit un déluge et une arche dans laquelle on fait monter tous les animaux de la création deux par deux. Dans les moindres détails, c’est le récit de l’arche de Noé décrit dans la Bible des chrétiens et des Juifs… Et c’est le drame! Le texte premier, originel, fondateur de notre civilisation n’était finalement qu’un plagiat, ou du moins un agrégat de fables bien connues à l’époque.

La onzième tablette racontant le déluge © Photo du British Museum/Scala, Florence

Je vous épargne le récit de la vie du jeune ouvrier Georges Smith, devenu le seul traducteur fidèle du l’écriture cunéiforme — 600 signes composés chacun de sept traits en moyenne, et pouvant se prononcer de trois à quatre façons différentes. Son ascension au British Museum vaudrait un roman à elle seule. Je vous le dis, les histoires sont partout. Et elles sont toutes fascinantes.

Les mythes fabriqués des marques

Bien évidemment les marques n'échappent pas à ce devoir de récit. Par ailleurs, elles le font avec beaucoup de liberté, puisqu'aujourd'hui, de nombreuses histoires de marques... sont de pures fictions.

  • Non, la pomme d’Apple aux couleurs de l’arc-en-ciel n’était pas un clin d’œil à Turing, l’inventeur de l’ordinateur — homosexuel et fan de Blanche Beige, mais le mythe est persistant dans la Silicon Valley.
  • Non, le fondateur d'eBay n’a pas créé la plateforme pour que son amoureuse puisse élargir sa collection de distributeurs de bonbons PEZ.
  • Non, Steve Chen et Chad Hurley n’ont pas inventé YouTube après avoir filmé un party en 2005 et n’avoir pas su comment le partager.
  • Non, Google n’est pas né dans un garage. Larry Page et Sergey Brin ont réellement loué un garage à Menlo Park en Californie... mais deux ans après la fondation de Google, qui disposait déjà d’un million de dollars d’investissements. Le garage avait été loué à Susan Wojcicki, une connaissance de Brin, qui avait besoin d’un coup de main financier. Elle finira DG de Google et PDG de YouTube... et Google a racheté sa maison depuis. Notez que la véritable histoire est finalement plus intéressante que la fable...
  • Non, Coca Cola n’a pas inventé le Père Noël, comme elle continue de le proclamer sur son propre site web! Rondouillard, jovial, avec sa hotte et ses cadeaux, il n’est pas le produit de l’imagination des publicitaires de la Coca Cola Company, mais la mutation lente d’un personnage de contes folkloriques. Le Saint-Nicolas du Moyen-âge portait déjà une hotte sur son dos et distribuait déjà des cadeaux (et des gifles). Il voyage du Danemark en Amérique, dans les valises des fondateurs de la ville de New Amsterdam, qui deviendra New York. En 1850, Thomas Nast en fait un personnage de caricature dans l’hebdomadaire Harper. Déjà en costume rouge, il gâte encore les enfants, mais il a enfin arrêté de leur mettre des coups de pied au cul. Coca Cola s’en empare en 1930. À part lui enfiler les bottes noires et une tuque, Coca Cola n’a absolument rien inventé du personnage. Ah si! Elle a inventé le fait de l’avoir inventé... Bref, encore un mythe, encore un mensonge...

Alors comment construit-on une fable? Comment bâtit-on un récit? Comment compose-t-on une structure de pitch qui emporte l'adhésion d'un auditoire? Ça... c'est une autre histoire!

Non, Coca-Cola n'a pas inventé le Père Noël...


Ce qu'il faut retenir

Les récits nous rassemblent et nous ressemblent. Ils forment un corpus de règles qui fixent le bien et le mal, le moral et l’immoral. Aujourd’hui les entreprises n’hésitent pas à s’emparer des motifs narratifs pour frapper l’imaginaire. Souvent, ils reposent sur des mythes entretenus, ou carrément inventés.

Gaëtan est le fondateur de Perrier Jablonski. Créatif, codeur et stratège, il est aussi enseignant à HEC (marque-média), à l'École des Dirigeants de HEC et à l'École des Dirigeants de Premières Nations (pitch, argumentation). Certifié par le MIT en Design Thinking et en intelligence artificielle, il étudie l'histoire des sciences, la philosophie, la rhétorique et les processus créatifs. Il est l’auteur d'un livre et d’une centaine d’articles sur tous ces sujets.
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Bibliographie et références de l'article

https://harpers.org/archive/2019/03/the-story-of-storytelling/

https://imaf.cnrs.fr/spip.php?article4194

https://www.nationalgeographic.fr/histoire/gilgamesh-le-premier-super-heros-de-lhistoire

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/10/17/non-le-logo-d-apple-n-est-pas-un-hommage-au-mathematicien-persecute-alan-turing_6015908_4355770.html

Adam Cohen’s 2003 book, The Perfect Store: Inside eBay, early eBay

http://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,1570795-5,00.html

http://archive.boston.com/business/technology/articles/2006/10/02/google_purchases_the_garage_that_launched_the_company/

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