
L’école demeure un lieu sûr pour apprendre. Pour apprendre à apprendre, surtout. Mais l'école représente aussi un socle fondamental qu'il convient de faire évoluer. Si vous comparez une salle d'opération chirurgicale des années 1900 avec la même salle en 2000, tout a changé : les normes, la technologie, le personnel, l'éthique, etc. Si l'on fait la même comparaison avec une salle de classe, force est de constater que... rien n'a changé, hélas. C'est toujours un ou une prof devant des élèves. On a changé le tableau noir par un tableau blanc interactif... au mieux.
Sans entrer dans le débat philosophique de « l'école doit-elle forcément subvenir aux besoins de l'économie? », on peut légitimement lui demander de subvenir aux besoins, aux attentes, aux motivations et aux ambitions d'une époque qui a besoin de nouveaux outils intellectuels pour répondre aux nouveaux défis du monde.
La connaissance, elle, continue d'avancer avec ou sans l'école. Quant aux entreprises et aux organisations, elles font désormais face à de nouveaux problèmes :
- Le milieu académique ne répond pas assez vite à l’arrivée de ces nouvelles connaissances, alors que ces dernières sont nécessaires à la compétitivité des entreprises.
- La durée de vie « réelle » des connaissances de pointe diminue. Si vous avez suivi un cours d’informatique en 2004, les chances sont grandes pour que ce savoir soit devenu inutile 20 ans plus tard.
- La formation des employés n’est plus une simple coquetterie RH. C’est un véritable enjeu stratégique pour rester compétitif.
- Ces organisations dites apprenantes doivent donc mettre en place une structure formelle et solide pour la gestion de l’apprentissage de leurs équipes. Il en va tout simplement de leur survie.
Pour la formation professionnelle, plusieurs solutions existent pour faire évoluer les compétences de leurs équipes. Ces solutions prennent la forme de prescriptions : outils de diagnostic sur l'état des connaissances, formation continue, auto-apprentissage, camps d'été, formation exécutive, etc.
À travers plusieurs mandats ancrés dans le partage de connaissances, PerrierJablonski a compilé de nombreuses observations et réuni assez de bagage stratégique pour proposer un cadre de réflexion nouveau. Nous avons identifié quatre dimensions au partage des connaissances : le corpus, le cursus, le campus et le caucus. Le corpus, c'est la connaissance en elle-même, découpée en morceaux, organisé et centralisée. Le cursus, c'est le parcours de l'apprenant, qui va être exposé au corpus à travers le temps. Le campus, c'est le lieu physique ou dématérialisé) des apprentissages. Enfin, le caucus, c'est la raison qui nous réunit, le but commun à atteindre.
Pour illustrer des dimensions, nous avons choisi plusieurs exemples et décidé de trahir plusieurs secrets de fabrication maison. Pour le Corpus, nous avons décidé de vous ouvrir les portes confidentielles de notre propre outil de travail. Pour le cursus, nous avons eu le privilège de nous entretenir avec Louise Richer, de l'École Nationale de l'Humour. Pour le campus, nous avons étudié le cas de l'École 42, une école internationale de code. Pour finir avec le caucus, nous allons nous pencher sur la naissance de l'École des Dirigeants des Premières Nations. Dans tous les cas, nous avons choisi de nous éloigner des modèles traditionnels, parfois ancestraux, proposés par des établissements parfois millénaires. Nous avons choisi quatre exemples, des organisations qui n'ont hérité de personne, qui ont choisi de réinventer une forme d'école, et qui donc ont été forcées de mener une réflexion profonde, sincère et innovante. Cet article est un condensé de ces réflexions — tantôt tactiques, tantôt stratégiques et tantôt philosophiques. Je vais utiliser tour à tour "formation", "formation professionnelle" ou "école", ces termes étant interchangeables selon le point de vue du lecteur — vous. Mais ils habillent la même idée et ils partagent des notions universelles. À vous de faire la traduction pour votre milieu, votre organisation, votre situation.
Le corpus
C’est l’ensemble des connaissances réunies en un endroit. C’est aussi l’ensemble des formes que peuvent prendre ces connaissances. Idéalement, c’est vous qui contrôlez votre corpus. Un bon corpus est trié, classé, accessible et à jour. Trié : seul le matériel actuel et utile est conservé, pour ne pas « traîner » un corpus trop volumineux inutilement. Classé : le matériel sélectionné doit avoir une nomenclature stricte, pour pouvoir y déposer et y retrouver vos contenus. Accessible : le matériel doit être facile d’accès pour les utilisateurs. Enfin, votre corpus doit être révisé au fil des innovations, des changements sociétaux, des nouvelles marques, des exemples (et des contre-exemples) qui peuplent votre base de connaissances.

Voici un exemple : quand on parle de la méthode narrative de PIXAR, le sujet est couvert de plusieurs manières. C’est d’abord une partie de conférence, disponible sous forme de diapos Keynote sur nos serveurs. Ce « morceau de keynote » nous permet de concevoir des conférences, formations et ateliers sur mesure, en fonction des besoins et des attentes de nos clients. Mais ce travail est fait sur la base d’un contenu sûr et à jour… et surtout, cela ne prend que quelques secondes. Mais ce n’est pas tout! Ce contenu existe aussi sous la forme d’un article (comme celui que vous êtes en train de lire) pour creuser le sujet et préciser nos références. C’est encore une vidéo en ligne de quelques minutes, qui sert de référence à nos équipes (et bientôt à nos clients?). C’est enfin un outil imprimable qui nous sert pendant certains ateliers. En prime, c’est un chapitre complet dans notre livre « Ce que vous avez à dire n’intéresse personne ». Bref, pour nous, le corpus est à la fois le fond et la forme de toutes les connaissances de votre organisation, triées, classées et accessibles.

En exclusivité, et juste parce qu’on vous aime bien, voici un coup d’œil au corpus de Perrier Jablonski, dont nous nous servons chaque jour. Il est habilement nommé… Corpus. Il centralise toutes nos connaissances sous toutes les formes. Ici, une simple requête « influence » indique à l’usager les articles, les vidéos et les outils disponibles.

Bien évidemment, la forme de ce corpus change d'organisation en organisation, d'un milieu à l'autre, d'une école à l'autre. L'important, c'est d'établir une gouvernance de cet ensemble. Des rôles et responsabilités sont à établir. Une certaine hygiène de mise à jour ou de révision est indispensable. Une rigueur militaire est de mise pour assurer la centralisation et l'harmonisation de ces centaines, voire ces milliers, de pièces de puzzle que représentent tous vos contenus de connaissance, afin qu'ils demeurent accessibles durablement à toutes et tous dans votre organisation.
J'ai volontairement traité la partie corpus de manière un peu chirurgicale et désincarnée, afin de souligner l'importance de la rigidité nécessaire à son bon fonctionnement sur le long terme. Chez Perrier Jablonski, cela nous a pris près de cinq ans pour trouver un fonctionnement véritablement... fonctionnel. Prenez votre temps, faites des erreurs, voyez ce qui fonctionne pour vous, mais ne lâchez pas, ce corpus a une immense valeur pour l'entreprise que vous allez devenir en grandissant.
Le cursus
De prime abord, c'est la partie la plus évidente. On prend le corpus, on le divise en année, en session, en cours, en examen... Et hop! Le tour est joué. Le cursus serait simplement le parcours "temporel" de l'apprenant à travers le corpus. Hmm. Pas si vite! L'étudiant n'est pas un vase vide à remplir. Nous avons interviewé Louise Richer, de l'École Nationale de l'Humour, qui est très claire sur ce point. "il ne s'agit pas d'un assujettissement à un milieu existant dans lequel l'apprenant va devoir se conformer. Au contraire, l'étudiant qui arrive chez nous porte en lui un type d'humour qui va bousculer les codes, ou même le milieu". Le travail de l'école n'est donc pas de remplir cet étudiant, mais de l'outiller, pas de le soumettre, mais de lui permettre, pas de le formater, mais de le préparer. La maman de Socrate était accoucheuse. Socrate lui-même se présentait comme un accoucheur des âmes. L'école joue (devrait jouer) un rôle identique, où l'apprenant accouche de ce qu'il était déjà. Alors, on espère que cet objet nouvellement né va bousculer le monde et nous obliger à adapter *encore* le corpus l'an prochain.
Pour l'apprenant, le cursus est donc l'évolution, voire la transformation, qu'il va subir à travers le temps et grâce au corpus. Ces morceaux de connaissances vont cheminer en lui et lui permettre de cheminer lui-même, au profit de son propre objectif. Ainsi, on ne forme pas des étudiants identiques comme sur une chaîne de fabrication, mais on dépose en eux les nutriments nécessaires à leur propre croissance. Si ce parcours représente un développement important, ce n'est pas qu'un chemin solitaire. Louise Richer précise "un parcours pédagogique est une séquence d'influences diversifiées". D'abord, il faut entourer l'apprenant de praticiens, qui connaissent eux-mêmes la réalité du métier. La diversité des expériences, des connaissances, des opinions de ces praticiens va offrir différents points de vue à l'apprenant, qui va devoir se forger une intime conviction de cette mosaïque d'apprentissages. Ensuite, on assume le rôle des pairs. L'étudiant n'est pas seul, mais entouré d'une cohorte, elle aussi diverse et variée. De cet équipage, l'étudiant va se forger des amitiés durables et sincères, et cet ensemble va être capital pour son succès à venir, pour son futur équilibre mental. On passe alors de la cohorte au clan, un cercle d'expertise, de soutien et d'amitié qui va accompagner l'étudiant durant toute sa vie durant le clan va veiller avec bienveillance — mais aussi avec vigilance — sur l'évolution de l'artiste, sur son expertise ou sur son excellence.
C'est comme au patinage artistique : style libre, figures imposées.
Louise Richer, École Nationale de l'Humour
L'étudiant est à l'épicentre d'un ensemble de personnes qui vont veiller à sa croissance. Lui-même, d'abord, avec sa personnalité, son bagage, ses idées, son ambition, etc. Ensuite, les praticiens autour de lui qui vont lui "donner à voir", afin qu'il puisse se forger sa propre mosaïque de connaissances. Enfin, son clan qui va l'entourer, parfois pendant toute sa carrière. Le rôle de l'école est de penser, d'animer et d'entretenir cet ensemble complexe, à travers le temps et les apprentissages, un peu comme une doula accompagne un accouchement. Dans ce parcours, il va pouvoir développer son style, sur la base d'apprentissages solides. Louise de conclure : "c'est comme au patinage artistique : style libre, et figures imposées". C'est ça, un cursus.
Posez vous les questions suivantes : quel va être le parcours de votre apprenant? quel équilibre entre l'apprentissage et la découverte? quelle est la relation entre l'apprenant et le praticien? quel(s) entourage(s) prévoir? Bref, prenez le temps de réfléchir à ces aspects. Comme pour le corpus, vous ne l'aurez pas du premier coup. Cela va prendre des mois, des années avant d'avoir un fonctionnement vraiment cohérent et véritablement fonctionnel. Tenez bon.
Le campus
Celui-là aussi peut paraître évident, mais il y a un piège. D’ordinaire, le campus, c’est le lieu des apprentissages. Oui… sauf que. Sauf que l’apprentissage à distance a pris son envol depuis les confinements des années 2020. Donc le campus n’est plus uniquement un lieu physique, il peut être aussi un lieu numérique. L’expérience utilisateur, l’ambiance, l’interface graphique, les illustrations, mais aussi le style rédactionnel sont les nouvelles composantes d’un campus post-pandémique.

Si l’apprentissage en ligne – rapide, séquentiel et ludique – a de nombreux atouts, les lieux physiques n’ont pas dit leur dernier mot. De nombreuses études ont démontré l’importance de la présence lors des apprentissages.
Or, là encore, il y a un piège. Dans nos nombreuses recherches à ce sujet, nous avons découvert que le campus n’est pas tout à fait le lieu des apprentissages, au contraire. Un campus universitaire, c’est toute la vie étudiante qui gravite autour de l’apprentissage, et non pas l’apprentissage lui-même. En voici un bon exemple.
L’École 42 est dirigée par son cofondateur, Nicolas Sadirac. Elle est née de l’entrepreneur français Xavier Niel, lassé de la lenteur des universités à fournir de la main-d’œuvre qualifiée en informatique. Tout est différent à l’École 42, surtout connue pour son processus de sélection appelé « La piscine » : un mois intensif, ouvert à toutes et tous, sous forme d’un survivor techno. Pas de classe. Pas de prof. Pas de kit de bienvenue avec emploi du temps, documentation ou règles du jeu… Mais un lieu qui participe à la philosophie des fondateurs.
Nicolas Sadirac explique que « le lieu est totalement inhabituel. Il n’y a pas de signalisation, pas d’indication, rien. C’est comme si l’on mettait des gens dans une forêt et qu’on leur disait qu’il faut se débrouiller. Il y a ceux que ça perturbe très violemment, car ils sont habitués à l’ordre… et ceux qui sont capables de supporter l’incertitude […] Dans le numérique, on cherche ces gens-là, capables d’inventer, et pas de répéter. Répéter… ce sont les ordinateurs qui le font ».
Dans cette école, la désorientation est complète... et stratégique. Là-bas, même les claviers français AZERTY sont échangés par des claviers QWERTY, pour assurer un déboussolement absolu. Cet abandon de l’élève à lui-même le force à chercher, fouiller, et surtout… à parler à ses confrères. La survie de l’étudiant passe par la collaboration, l’entraide et l’apprentissage pair à pair. Le succès dépend de la découverte, et la découverte dépend de l’autre.
Dans cette période intensive, les élèves finissent par dormir à même le sol, après 12, 18 ou 24 heures de travail acharné. Et le lieu finit par devenir une expérience en soi autour de l’apprentissage. C’est dans ce coin-là que vous aurez craqué, sur cette table que vous aurez dormi, dans cette salle que vous aurez explosé de joie… Le lieu est le contenant des émotions, de la vie étudiante. Et la vie étudiante, c’est la vie « hors cours ».

Le caucus
C'est la première question à se poser, mais je l'ai gardée pour la fin. Le caucus doit répondre à deux questions : pourquoi et comment? Il existe plusieurs définitions du mot caucus, aussi nous avons préféré le sens anichinabé – algonquin – qui définit le caucus comme « la vision commune, ce qui nous fait avancer comme groupe. » Vous ne pouvez pas définir un corpus, établir un cursus et choisir un campus sans avoir délibérément énoncé votre caucus. Quel est le rêve commun, l’ambition collective, la cause première qui rassemble au même moment et au même lieu des gens qui veulent apprendre ensemble? Pourquoi êtes-vous là? Que voulez-vous régler, changer dans ce monde?
Nous avons assisté à la naissance d'une nouvelle école au Québec. Et c'est plutôt rare. Un tel phénomène ne se produit jamais par hasard, mais par nécessité. L'École des Dirigeants des Premières Nations a vu le jour en octobre 2020, après plusieurs années de maturation. Serge Lafrance, directeur de l’École des dirigeants HEC Montréal explique que « l’EDPN souhaite devenir un catalyseur d’initiatives pour stimuler, encadrer, et enrichir l’autodétermination des Nations, afin d’ultimement améliorer les conditions socioéconomiques des communautés. ». Voilà un caucus clair! Et pour que la réalité suive ces intentions, tous les cours sont donnés en co-enseignement avec des membres de la communauté autochtone. Manon Jeannotte dirige aujourd'hui l'institution, après 12 ans au Conseil de sa communauté (la Nation Micmac de Gespeg). Cette grande femme est aussi engagée dans l'accompagnement des Premières Nations dans la mise en place de leur développement des affaires et de leur gouvernance. Tout est clair : l'ambition de l'école est concrétisée par des choix concrets de l'organisation du quotidien de l'école.
Apprendre et apprendre
Saviez-vous ce qu'est un énantiosème? C'est un mot qui a deux sens. Souvent, le mot décrit une chose... et précisément son contraire. Ainsi, l’hôte est à la fois la personne qui invite… et la personne invitée. Remercier un employé, c’est le féliciter… ou le mettre à la porte. Personne, c’est un individu… ou aucun individu du tout. Apprendre est un énantiosème : apprendre, c’est à la fois acquérir des connaissances et transmettre ces connaissances. C'est ce que vous devez retenir. On apprend à ses élèves comme on apprend de ses élèves. Si l'école elle-même n'est pas apprenante, elle reste figée dans un passé impossible à réformer, et elle se condamne elle-même à une obsolescence dangereuse pour la société. De la même manière, l'entreprise qui n'apprend pas ne peut rien transmettre et se prive d'un avenir adapté à un monde en devenir.
Ce qu'il faut retenir
L’école n’est plus le seul lieu d’apprentissage et les organisations doivent explorer diverses méthodes pour favoriser le développement des compétences et rester compétitives. Perrier Jablonski propose ici un cadre comprenant quatre dimensions : le corpus (ensemble des connaissances organisées et accessibles), le cursus (parcours temporel de l’apprenant), le campus (lieu physique ou numérique d’apprentissage) et le caucus (vision commune et ambition collective), qui vous permettra de mettre sur pied une école "à vous", adaptée à votre réalité, mais aussi aux réalités du monde qui vous entoure.
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Entrevue, Amélie Geoffroy
Gaëtan est le fondateur de Perrier Jablonski. Créatif, codeur et stratège, il est aussi enseignant à HEC (marque-média), à l'École des Dirigeants de HEC et à l'École des Dirigeants de Premières Nations (pitch, argumentation). Certifié par le MIT en Design Thinking et en intelligence artificielle, il étudie l'histoire des sciences, la philosophie, la rhétorique et les processus créatifs. Il est l’auteur d'un livre et d’une centaine d’articles sur tous ces sujets.
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Bibliographie et références de l'article
Documentaire sur l'École 42 https://www.youtube.com/watch?v=dVA91J3jL3w
Les claviers Azerty : https://lapiscine42.wordpress.com/
Les énantiosèmes : https://culture-crunch.com/2021/07/20/mots-ayant-un-sens-contraire-enantiosemes/
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