
La formule
On met quelques personnes dans une salle avec une vitre sans tain. On leur fait goûter un yogourt, on les fait parler de leur voiture, de ce qu'ils pensent de la publicité que l'on vient de montrer ou de la nouvelle texture d’un shampoing. On leur donne 50$ en bon d’achat chez Jean Coutu pour le dérangement... Et l’affaire est faite! Certains participants sont debout, à marteler leur opinion, d’autres se taisent pendant une heure. Certains avis sont flous, alors on demande des précisions. Peu importe, tout ce qui est dit est noté, enregistré, et vendu à grand prix. On a tous vu des dizaines et des douzaines et des centaines de focus groups rassembler des hordes de consommateurs anonymes, dans l'espoir affiché de leur tirer les vers du nez. Or un focus group, ça n’a jamais été cela. En fait, pas avant que le marketing s'en mêle.
La naissance
Nous sommes au début de la Deuxième Guerre mondiale, dans un contexte historique qui voit l’émergence des médias de masse, et qui favorise aussi la désinformation institutionnalisée. Les sociologues d’alors se penchent sur le sujet des dynamiques de groupe. Deux d’entre eux, l'Américain Merton et l'Autrichien Lazarsfeld, vont s’intéresser plus précisément à la question suivante : comment les attitudes et les opinions se forment-elles dans l'esprit des auditeurs d’émissions radiophoniques?
Leur première rencontre naît sous le signe de la passion. Monsieur et Madame Lazarsfeld invitent Monsieur et Madame Merton à souper un soir de novembre 1941. Lazarsfeld est le sociologue de la politique et des médias; Merton est le sociologue de l'entrevue individuelle. Les conversations se passionnent jusqu'à ce que Lazarsfeld fasse mention d'une recherche qui a lieu le soir même avec un groupe d'auditeurs de radio à propos du sentiment d’adhésion à l’armée américaine. N'y tenant plus, les deux sociologues quittent alors la table et partent rejoindre le groupe de recherche enfermé dans un studio radiophonique proche.
Plusieurs participants sont installés et un animateur dirige les conversations. Merton est fasciné par cette approche, mais intérieurement, a de nombreux reproches à formuler à l’animateur. Il propose alors à Lazarsfeld de mener lui-même le prochain groupe avec ses propres méthodes d’entrevue individuelle.
L’idée? Observer les interactions des gens entre eux : amener un sujet de conversation à la table, et observer comment les participants s’en emparent, noter les silences, les dominations, les tensions, etc. Ce n'est pas tant « ce qui est dit » qui est important, mais plutôt comment cela est dit. Le focus group était né, mais Lazarsfeld et Merton lui préférait le nom de focus interview pour insister sur l’importance de l'interaction et pas du groupe.
L'anecdote
Quelques années plus tard, un autre mouvement — le béhaviorisme — va favoriser les aspects mécaniques du comportement humain et délaisser la sociologie de Lazarsfeld et Merton. Il faudra attendre plusieurs décennies pour redécouvrir les focus groups. Malheureusement, comme pour la pyramide de Maslow, l’histoire va se charger de déformer la théorie d’origine, de la réduire à une simplification dommageable, et de changer son nom.
Fait cocasse, c’est justement Merton qui a théorisé cet effet de transmission du savoir par un phénomène qu’il a baptisé l’« oblitération par incorporation » (Merton, 1993) : l’ancrage d’un savoir scientifique est indissociable de l’oubli de sa genèse. En clair, pour qu’un savoir se transmette, l'oubli de sa véritable origine est inévitable.
La révélation
Bref, un focus group (sic!) est une étude des comportements des participants entre eux. Rien d'autre que ça. Si vous n'observez pas les échanges entre les gens, si votre étude porte sur autre chose que les seules interactions entre les participants... alors, vous n'êtes PAS devant un focus group. Vous êtes au mieux devant une entrevue de groupe qu'il aurait mieux valu faire individuellement pour éviter les multiples biais.
Depuis les années 90, les chercheurs renouent avec cette interprétation originale et de nombreuses études ont été menées dans les règles de l’art pour faire la lumière sur des sujets sociologiques importants : le SIDA, la violence sexuelle, la biotechnologie, etc. Un véritable focus group veut donc observer les interactions des gens sur un sujet, et pas le sujet en lui-même. Par exemple : ce sujet crée un blocage chez les participants, tel autre sujet crée des tensions de telle nature et des échanges vifs, cet autre sujet encore voit naître une influence manifeste de certains leaders d'opinion sur le groupe. Un focus group, c'est ça. Ça et rien d'autre.
Les sociologues insistent sur les problèmes éthiques d’un focus group mal mené, notamment pour des aspects psychologiques chez les participants (pensez à des sujets ultrasensibles qui pousseraient les participants dans leurs retranchements — violence, sexualité, tabous), ou d’ordre moral (pensez à un participant qui ferait de la désinformation : le groupe de discussion servirait alors de propagateur).
L’importance de l’animateur
L’expérience et la rigueur de l’animateur sont donc fondamentales. C’est à lui ou à elle de s’assurer de la qualité méthodologique, de la composition du groupe, de la création d’un contexte favorable aux échanges, etc. Observer les participants, noter les silences, les doutes, les changements de comportement... tout cela va lui permettre d’en déduire des liens et des conclusions.
Ce qu'il faut retenir
Un focus group, ce n’est pas un groupe de personnes à qui l'on va poser des questions tour à tour. Un focus group, c’est un groupe de gens qu’on rassemble et qu’on observe. On a un sujet à partager avec eux. Ils vont parler, se taire, se couper la parole, s’imposer, se mettre en retrait, parler plus fort ou s’engueuler. Ils vont peut-être s’entendre, articuler une pensée de groupe ou se quitter fâchés. Un focus group, ce n’est que l’observation de ces échanges, de ces comportements, de ces silences. Si votre focus group ce n’est pas ça… alors votre focus group n’est pas un focus group. Au mieux, ce sont des entrevues à rabais, par paquet de dix. Si vous n’avez pas l’intention d’observer les interactions des participants, alors vous n’avez pas besoin d’un focus group. Vous allez préférer des entrevues ethnographiques individuelles dans un contexte favorable aux échanges.
Gaëtan est le fondateur de Perrier Jablonski. Créatif, codeur et stratège, il est aussi enseignant à HEC (marque innovante, pitch, argumentation). Certifié par le MIT en Design Thinking et en intelligence artificielle, il étudie l'histoire des sciences, la philosophie, la rhétorique et les processus créatifs. Il est l’auteur d’une centaine d’articles sur tous ces sujets.
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Bibliographie et références de l'article
Recherche : Margaux Francazal
Jenny Kitzinger, Ivana Markova, Nikos Kalampalikis. Qu’est-ce que les focus groups?. Bulletin de psychologie, Groupe d’étude de psychologie, 2004, 57 ((3)), pp.237-243. halshs-00533472
Mener l'enquête - Christophe Evans (2011)
Les méthodes qualitatives en psychologie clinique et psychopathologie - Antoine Bioy, Marie-Carmen Castillo, Marie Koenig (2021)